Samedi 14 juillet – Journée à Dheli
Un cri assourdissant nous réveille en sursaut en pleine nuit. C’est l’appel du muezzin, qui sort des haut-parleurs perchés sur la mosquée juste en face de la fenêtre de notre chambre. Nous nous rendormons.
Réveillés vers sept heures, nous descendons prendre notre petit déjeuner à l’hôtel, de type anglo-saxon avec un grand buffet où de nombreux mets sont présentés, mais uniquement des produits locaux dont on a du mal à deviner ce dont il s’agit. Je me laisse tenter, ils sont un peu épicé, mais passent bien, et ont le mérite d’indiquer sans ambiguïté que la journée est commencée.
Nous partons à pieds en direction de la gare. D’une façon générale, à chaque fois que nous arriverons à un nouvel endroit, notre premier objectif sera de trouver le moyen de transport pour rejoindre le suivant. Cette tâche est très complexe au début, puis se simplifie à mesure que nous nous familiarisons avec les modes de fonctionnement locaux.
Nous sommes à la gare en une demi-heure de marche sous le soleil, après avoir longé une rue très passante et surtout très bruyante, bordée de boutiques et baraques plus ou moins vétustes. Des pauvres gens vendent un tas de bric à braque, on se demande bien à qui, mais eux doivent le savoir puisqu’ils s’installent là de bonne heure. Tout le monde s’active, sans que l’on comprenne non plus à quoi.
Dans la gare, c’est une cohue encore pire que dans la rue. Nous demandons à diverses personnes où nous pouvons acheter un billet de train pour Haridwar, les réponses sont unanimes : il faut aller au bureau réservé aux touristes. Par contre la façon de s’y rendre n’est pas très claire. Il faut dire que nous ne sommes pas encore habitués à la compréhension de l’anglais avec l’accent indien, domaine dans lequel Mireille finira par exceller, soit disant parce qu’elle a fait du russe… Pour ma part j’aurais toujours du mal à les comprendre et encore plus à me faire comprendre. Le pire qui m’arrivera sera quand un indien s’exclamera stupéfait « but you don’t speak english ?! », après que je lui aie répété trois fois la question “do you know where is the station ?”. Les indiens, qui ont surement le sens de la discipline, prononcent toutes les lettre d’un mot en les mettant simplement bout à bout. « Wheather » se prononce « vé-a-ter ».
Nous finissons par comprendre qu’il faut monter au premier étage, traverser toutes les voies par une passerelle, puis redescendre de l’autre côté de la gare. Le bureau des touristes est un véritable petit paradis : calme, silencieux et climatisé. Nous devons écrire notre demande de voyage sur un formulaire, puis faire la queue pour qu’un fonctionnaire la traite. Cette demi-heure d’attente est l’occasion de discuter avec des jeunes français qui nous mettent en garde contre des escroqueries dans la ville. Ils sont tombés dans un piège qui est décrit dans mon guide de tourisme : le taxi les amène vers un faux hôtel qui leur fait payer une somme astronomique pour un logement miteux tenu par la famille du chauffeur.
Nous apprenons en final qu’il n’y a plus de place disponible pour Haridwar avant mardi, même dans le quota réservé aux touristes. Qu’à cela ne tienne, nous allons tenter le bus. Les français nous parlent d’agences de voyage juste devant la gare. Nous y allons, sans trouver d’agence. Avec du recul, je pense que c’est parce-que nous n’avions pas encore idée de ce à quoi ressemble une agence de voyage ici.
Nous errons un peu dans la rue, et sommes interpellés par quelqu’un en uniforme qui nous dit qu’il ne faut pas trainer par ici, que c’est dangereux, et nous propose son aide. Il discute avec une autre personne qui nous conduit à une de ces voiturettes jaunes et vertes à 3 roues, un tchouk tchouk, qui sera chargé de nous amener à l’Office de Tourisme. Je suis approximativement notre parcours à l’aide de mon plan et de ma boussole que je garde toujours dans ma pochette à la ceinture. Le tchouk tchouk nous amène près du centre, par contre nous entrons dans une voie, même pas goudronné, et un peu lugubre. Pour nous rassurer, le chauffeur nous confirme fièrement que nous sommes au « N Block », la zone de Connaught Place où se trouve l’Office de Tourisme officiel, et nous dépose devant un baraquement miteux mais parée d’une splendide pancarte «Tourist Office » dont la peinture semble encore fraiche.
A l’intérieur, c’est minuscule et désert, le responsable nous fait assoir dans son bureau ou il n’y a qu’une table et trois chaises, puis referme la porte. Bizarrement je ne suis pas du tout inquiet, bien qu’il soit évident à ce stade que nous soyons tombés dans une arnaque, complètement isolés au milieu de gens qui ne semblent que très moyennement honnêtes. Cela tient surement à leur attitude calme, et à leur regard franc, qui nous conforte dans l’idée qu’il ne peut rien nous arriver de grave. Cela durera tout le long de nos quatre semaines en Inde, je me sentirai toujours en totale sécurité même dans les endroits les plus glauques et les plus sordides.
Notre hôte essaie d’abord de nous convaincre que notre destination n’est pas la bonne, que le Ladakh est l’endroit où aller en cette saison pour randonner en échappant à la mousson. Sur le fond il n’a pas tort, c’est ce qui est écrit dans tous les guides touristiques, sauf que nous on veut aller dans le Gahrwal. Il insiste sur le fait que Haridwar sera inaccessible pendant plusieurs jours à cause d’un grand rassemblement, que le bus n’est absolument pas envisageable. Il propose de nous réserver un taxi payable d’avance. Je me méfie, nous partons.
La suite nous dira qu’il avait raison. Quand nous discuterons de cet épisode, bien plus tard, avec des français qui connaissent bien l’Inde, ils nous expliqueront que cette activité parallèle est en fait souvent honnête, et bien plus efficace que les circuits officiels. De fait, ses conseils étaient bons, ses informations exactes, et son taxi nous aurait surement fait la course au meilleur prix. Finalement, le seul truc qui clochait c’était nous : nous ne connaissions pas encore suffisamment bien l’Inde.
Nous visitons trois ou quatre autres fausses agences de touriste, le scénario étant le même à chaque fois : un jeune homme très poli, souriant et bien habillé, voyant que nous cherchons quelque chose, nous propose son aide. Il nous invite à nous méfier des escrocs et des fausses agences voyage, dit nous amener la seule qui soit la vraie, mais qui en final s’avère être complètement bidon. A la fin, pour faire le type décontracté qui n’est dupe de rien, je rentre quand même pour lancer un « hello … googbye » puis ressort immédiatement.
Nous finissons par trouver le vrai office de tourisme, qui existe donc bien, ce dont nous commencions à douter, mais qui nous confirme qu’il n’y a pas de train pour Haridware disponible avant mardi, et nous dissuade également d’y aller par la route à cause d’un énorme rassemblement qui bloque tout.
Nous ressortons. Il fait de plus en plus chaud sous le soleil. Nous sommes vite de nouveau abordés par de fausses âmes charitables, et véritables rabatteurs que je sais maintenant reconnaitre de loin, au moins sur le look, quand ce n’est pas individuellement pour les avoir déjà croisé. Nous nous réfugions dans un restaurant conseillé par mon guide, le Veda, très calme, à l’atmosphère sereine, baignant dans une musique védique planante et servant une cuisine délicieuse.
Nous décidons d’aller à la gare routière d’où partent tous les bus vers les principales villes. Elle se situe en périphérie, nous nous y rendons en métro qui se trouve être très propre et moderne, surement très récent.
Nous arrivons à une première gare routière assez crasseuse, ou nous voyons converger des groupes de jeunes habillés en orange, certains pieds nus. Je suis intrigué par l’énergie et la fierté qui se dégagent de leur personne. Un chauffeur auprès de qui nous nous renseignons nous dit que nous nous sommes trompés de gare, et nous conduit à la bonne qui est justement sa destination, la gare Inter State Bus Terminus à Anand Vihar.
Là-bas, nous nous rendons au quai d’où les bus partent pour Haridwar, mais on nous indique, comme à l’Office de Tourisme, qu’aucun bus ne partira pour cette destination. Un jeune, portant une cicatrice sur un œil, propose de nous amener jusqu’à une compagnie qui fera le voyage. Après dix minutes de marche, nous arrivons dans cul de sac, un coupe-gorge complètement isolé, sale, boueux, où nous croisons d’autres jeunes qui échangent des regards suspects avec notre guide. Nous partons en vitesse, pas très rassurés.
Nous rentrons vers l’hôtel en métro, épuisé par cette première journée, mais en ayant quand même la force de faire une petite incursion dans le Chawri Bazaar. C’est un quartier marchand, aux ruelles très étroites et bondées de monde, avec un tas de petites échoppes qui vendent tout et n’importe quoi, et où flotte une odeur unique à l’Inde, mais que nous retrouverons partout, un savant mélange de nourriture épicée, d’excréments d’animaux, d’encens et de gaz d’échappement. Le plus étonnant ici est sans doute le réseau électrique constitué d’arrivées au bout de poteaux d’où sont tirés des fils de façon totalement anarchique.
A l’hôtel, le patron propose de nous réserver un taxi pour 6000 Rs, ce que nous acceptons. Nous devons lui payer un tiers de la somme pour la réservation. Mireille lui demande un reçu, nos aventures de la journée nous ont rendus méfiants. Après avoir masqué sa surprise et esquissé un sourire, il saisit une feuille blanche sans même un en-tête, puis demande non sans un certain humour ce qu’il doit y écrire, avant de nous la tendre avec un regard indiquant l’importance de ce geste. C’est notre premier contact avec la philosophie indienne : cette feuille n’est pour chacun que ce qu’il veut qu’elle soit.