Mercredi 1er aout – sur la route
Je suis réveillé dans la nuit par une étrange voix, nasillarde, dont je n’arrive à savoir si c’est celle d’un enfant ou d’un vieillard, ni si elle vient du bas de l’hôtel sous notre fenêtre ou si elle sort des hauts-parleurs du centre du village comme à Mana pendant la cérémonie. Il s’agit d’un chant bizarre, au rythme variable, saccadé, qui ressemble à une sorte de récitation d’un texte, voire même d’une incantation, à moins que ce ne soit une comptine poue enfants. Je réentendrais quelque chose de très proche quelques jours plus tard quand nous quitterons l’hôtel de Joshimath à l’aube. De retour en France, j’ai cherché sur internet quelle pouvait être cette étrange mélodie qui m’intriquait toujours. Il s’agissait probablement du «Vishnu Sahasranamam», « les milles noms de Vishnu », ou d’un autre chant védique lui ressemblant.
Nous nous levons à 4h20 pour ne pas rater notre bus qui est un des premiers à partir. Nous passons Joshimath à 7h, et faisons une pause 10 km plus loin à 7h30. Quelqu’un dit entendre des pierres tomber. Effectivement je les entends aussi, de plus en plus fort, mais on ne voit rien car cela provient de l’autre côté du lacet qui est masqué par les nuages.
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Par précaution, toutes les voitures et les bus qui passent s’arrêtent sur le côté. Les nuages se dissipent progressivement, et on voit apparaitre la route, sur l’autre versant du lacet, à 300 mètres de distance. Elle est complètement bloquée par un amas de pierres qui continuent à tomber de temps en temps, toutes les 5 à 15 minutes.
Le temps se dégage et il devient possible d’apercevoir que c’est tout un pan de la montagne, reconnaissable par une différence de couleur, qui s’est effondré, vraisemblablement par éboulements successifs, qui durent surement depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, comme l’atteste un panneau de signalisation « dangers, chutes de pierre ». La zone d’éboulement s’étale sur 100 mètres, tandis que la route est recouverte par les chutes du jour sur environ 30 mètres.
Une déblayeuse arrive, mais reste en attente d’un arrêt des chutes qui continuent à se produire toutes les 10 minutes environ, si bien qu’elle reste inactive la plupart du temps. De toute façon, il parait certain qu’elle est trop petite pour tout déblayer.
Tous les passagers du bus et des autres véhicules arrêtés se retrouvent alors sur le bord de la route à observer la montagne, à commenter les chuttes de pierres, à faire des pronostics sur les prochaines chuttes, à essayer d’être le premier à les déceler et à les annoncer. C’est un peu comme si nous étions tous à commenter un match de foot devant un poste de télévision, sauf que là c’est un éboulement et que nous sommes bloqués en pleine montagne.
Réciproquement, la montagne que nous fixons depuis maintenant deux heures et qui nous parait si familière, semble nous observer elle aussi, nous fixer droit dans les yeux comme nous même la fixons. Elle se dresse devant nous, sure de sa toute puissance, avec un air de supériorité devant notre taille insignifiante.
Les voitures, bus, et moto, continuent à affluer, et à s’arrêter. Très vite, notre portion de route se transforme en un camp où chacun commence à s’installer, où les véhicules, les groupes, les visages, deviennent familiers.
Apparait alors un trait typique de l’esprit indien. Quelques soient les circonstances, ils donnent l’impression de tout accepter comme si c’était normal. Il ne s’agit pas de la résignation, mais plutôt d’un certain recul par rapport aux évènements, voir même d’un certain respect de la réalité contre laquelle toute rébellion serait vaine, pour ne pas dire stupide parceque la réalité est la réalité, ou même sacrilège puisque si elle arrive c’est parcequ’il doit en être ainsi. Cette attitude influe sur l’ambiance de notre petit camp improvisé où règne la bonne humeur, l’entre-aide et l’humour.
Au bout de quelques heures, les chutes se raréfient, et la déblayeuse entre en action, ce qui est l’occasion d’avoir la confirmation de sa totale inefficacité devant le travail colossal qui serait à accomplir.
Vers 17h survient une énorme chute des pierres qui nous fait perdre tout espoir que la route sera déblayée avant la fin de la journée.
De dépit, une dizaine de personnes tente de traverser l’éboulement à pieds, trois y parviennent, les autres font demi-tour, effrayés par le danger. La route étant totalement recouverte, ils doivent en effet à la fois marcher sur une pente raide de pierres instables, tout en observant le haut de la montagne pour anticiper d’éventuelles chutes venant du sommet.
Trois personnes du bus décident de partir seules et de couper à la marche à travers la montagne. Pour une raison restée mystérieuse, cela leur vaut une violente altercation avec le chauffeur, puis progressivement des prises de position de nombreuses autres personnes. En final, elles sont escortées jusqu’au départ du chemin par tout un groupe qui les duit en hurlant derrière elles. On dirait un défilé.
Vers 18h la pelleteuse s’en va, nous apprenons qu’une plus grosse doit arriver le lendemain vers trois heures du matin du camp militaire, et tout déblayer en quelques heures. Cette évaluation est contestée par certains « anciens » qui estiment qu’il faudra plutôt 3 jours.
Le petit restaurant près duquel nous sommes arrêtés fait cuire du riz. Je vais chercher deux portions de repas (riz, chapati, un peu de sauce), étonné du fait que je sois le seul, avant de m’apercevoir que je suis passé devant les « babu », ce qui ne se fait visiblement pas.
La police arrive à la tombée de la nuit, ils demandent à tous, pour des raisons de sécurité, de faire demi-tour jusqu’à Joshimath où chacun pourra dormir. Le chauffeur de notre bus refuse. Il appelle son entreprise, leur passe la police, rien n’y fait. Cette situation crée une petite polémique sur les motivations de ce refus.
Cette nuit est une des plus infernales que j’ai jamais passé. Nous dormons dans les sièges du bus, cherchant sans arrêts des positions adaptées au sommeil qui n’existent pas, passant notre temps à nous tourner et nous retourner. Le bus est très bruyant et sent très fort. Les indiens parlent a voix haute jusque tard dans la nuit, se raclent la gorge, crachent, et toussent à tel point que je me dis que je vais attraper une maladie …
Vers 23h, je me lève rejoindre un groupe assis autour des tables du restaurant à boire des chaï. J’en commande un également. Le chauffeur très frimeur raconte sa vie. Mon voisin de table, un jeune d’une vingtaine d’années, engage la conversation avec moi. Il n’a pas l’air dans un état très normal. Il me raconte qu’il veut fonder une communauté et faire un genre de révolution. Puis il me demande pourquoi je suis resté dans cette galère, n’importe quel autre touriste (nous étions les seuls dans la centaine de personnes coincées) aurait un payé un taxi pour aller se loger dans un bon hôtel. Avec du recul je me dis que c’est une bonne question, mais sur le moment elle me parait saugrenue : je fait partie du bus, c’est tout.
Je finis par dormir en pointillé, en scrutant pendant mon sommeil le bruit espéré d’une dépanneuse qui arriverait pour nous sauver.